C & F éditions

enGooglés

Cory Doctorow by Bart Nagel
Portrait de Cory Doctorow par Bart Nagel

Cette nouvelle de Cory Doctorow est la traduction de Scroogled, [1] récit publié en septembre 2007 par le magazine Radar.

Traduction depuis l'anglais (États-Unis) par Valérie Peugeot, Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin pour C & F éditions.

 
« Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme,
j'y trouverai de quoi le faire pendre » Cardinal Richelieu
« Nous n'en savons pas assez sur vous » Eric Schmidt, PDG de Google
 

Greg atterrit à l'aéroport international de San Francisco à 20 heures, mais il était minuit passé quand arriva son tour aux services de douane. Il était descendu de première classe, doré comme un pti't Lu, mal rasé, détendu après un mois à la plage de Cabo (3 jours de plongée par semaine, les autres consacrés à draguer les étudiantes françaises). Quand il avait quitté la ville un mois plus tôt, il était une ruine ventripotente aux épaules affaissées. Maintenant il ressemblait à un dieu grec, et s'attirait les regards admiratifs de l'équipage à l'avant de la cabine.

Quatre heures plus tard, dans la file d'attente des douanes, il était revenu à sa condition de simple mortel. Son état légèrement euphorique avait disparu, la sueur courait le long de la raie de ses fesses, ses épaules et sa nuque étaient si tendues que le haut de son dos ressemblait à une raquette de tennis. La batterie de son iPod était morte depuis longtemps, le laissant inactif, réduit à tendre l'oreille vers ce que disait le couple d'âge moyen qui se tenait devant lui.

« Les merveilles de la technologie moderne » disait la femme, en contemplant un panneau tout proche: Immigration – Powered by Google. « Je croyais que ça ne commençait que le mois prochain ? » L'homme faisait passer son large sombrero alternativement de sa tête à ses mains.

Take off by Bringo, licence CC, flickr
Take Off, par Bringo via Flickr

Le gouvernement des États-Unis a dépensé 15 milliards de dollars et n'a pas attrapé un seul terroriste. A l'évidence, le secteur public n'était pas équipé pour Pour Bien Chercher [2].

Se faire Googliser à la frontière ! Dingue ! Greg avait quitté Google six mois plus tôt, transformant ses stock-options en cash et prenant un peu de temps pour lui, ce qui s'était avéré moins gratifiant qu'il ne l'espérait. Pour l'essentiel il passa les 5 mois qui suivirent à réparer l'ordinateur de ses amis, à regarder la Télé en journée, et à prendre 5 kilos, qu'il attribua au fait de rester à la maison au lieu d'être dans le Googleplex, avec sa salle de gym bien équipée et ouverte 24 heures sur 24.

Bien entendu, il aurait dû voir ça venir. C'est vrai, le gouvernement des États-Unis avait bien dépensé 15 milliards de dollars pour un programme d'enregistrement des empreintes digitales et des portraits des visiteurs à la frontière, et n'avait pas intercepté un seul terroriste. Clairement, le secteur public n'était pas équipé Pour Bien Chercher.

L'officier du DHS [3] avait des cernes et plissait les yeux devant son écran, tapant sur son clavier avec des doigts boudinés. Pas étonnant que ça prenne 4 heures pour sortir de ce foutu aéroport.

« 'soir », dit Greg, en tendant à l'homme son passeport poisseux de sueur. L'officier grommela, l'essuya, puis fixa son écran, en tapant. Tapant beaucoup. Un peu de nourriture séchée était restée accrochée au coin de sa bouche, il tira la langue et la lécha.

« Pouvez-vous me parler de Juin 1998 ? »

Greg leva les yeux de son magazine Departures. « Pardon ? »

« Vous avez envoyé un message à alt.burningman le 17 Juin 1998, concernant votre projet de participer à un festival. Et vous y avez demandé Les champis, sont-ils vraiment une mauvaise idée ? »

L'interrogateur de la salle des vérifications complémentaires était un homme plus âgé, tellement maigre qu'on aurait dit qu'il était sculpté dans du bois. Ses questions allaient bien au delà des champis.

« Parlez-moi de vos passe-temps. Êtes-vous versé dans les modèles réduits de fusées ? »

« Quoi ? »

« Les modèles réduits de fusées ».

« Non », dit Greg, « Non, pas du tout ». Il commençait à sentir dans quelle direction on l'emmenait.

L'homme saisit une note, cliqua trois quatre fois. « Voyez-vous, je demande ça parce que je vois s'afficher de nombreuses publicités pour des modèles réduits de fusées dans vos résultats de recherche et vos mails Google ».

Greg sentit sa gorge se serrer. « Vous êtes en train de regarder dans mes recherches internet et mes mails ? » Il n'avait pas approché un clavier depuis un mois, mais il savait que ce qu'il saisissait dans sa barre de recherche en disait bien plus long sur lui que tout ce qu'il pourrait jamais confier à son psy.

« Monsieur, calmez-vous, s'il vous plaît. Non je ne suis pas en train de regarder dans vos recherches. » répondit l'homme sur un ton railleur. « Ce serait inconstitutionnel. Nous regardons uniquement les publicités qui s'affichent quand vous lisez vos mails ou effectuez vos recherches. J'ai une brochure qui explique tout ça, je vous la donnerai quand nous en aurons fini. »

« Mais les publicité ne veulent rien dire », déglutit Greg. « Je reçois des publicités pour les sonneries de téléphone Ann Coulter chaque fois que je reçois un e-mail de mon ami qui vit à Coulter, dans l'Iowa ! ».

L'homme opina. « je comprends, monsieur. Et c'est la raison pour laquelle je suis en train de vous parler. A votre avis pourquoi les maquettes de fusées apparaissent-elles aussi fréquemment ? »

Greg se creusa le ciboulot. « Ok, alors faites la chose suivante. Lancez une recherche pour fanatiques de café ». Il avait été très actif dans ce groupe, et les avait aidé à construire leur site le café du mois, un service par abonnement. Ils avaient nommé kérosène le mélange de café dont ils préparaient le lancement. kérosène et lancement devaient certainement aiguiller Google vers les publicités pour les modèles réduits de fusées.

Il se voyait déjà sur le chemin du retour à la maison quand l'homme découvrit les photos de Halloween. Elles étaient enterrées trois écrans plus loin dans la liste des résultats de la recherche Greg Lupinski.

« C'était une soirée déguisée, sur le thème de la guerre du Golfe, » dit-il. « dans Castro [4]. »

« Et vous étiez habillé comment...? »

« En kamikaze », répondit-il sur un ton de soumission. Le simple fait de prononcer les mots l'avaient fait défaillir.

« Venez donc avec moi, M. Lupinski »,  dit l'homme.

Il était plus de trois heures du mat quand il fut relâché. Ses valises tournaient tristement sur le tapis à bagages. En les soulevant, il vit qu'elles avaient été ouvertes et refermées à la va vite. Ses habits dépassaient des bords.

En rentrant chez lui, il s'aperçut que toutes ses imitations de statues précolombiennes avaient été brisées et qu'une sinistre empreinte de botte marquait le milieu de sa toute nouvelle chemise mexicaine en coton blanc. Ses vêtements ne sentaient plus le Mexique. Ils sentaient l'aéroport.

Il n'était pas question de dormir. Il avait besoin de parler de tout ça. Il n'y avait qu'une personne qui pourrait comprendre. Et par chance, elle était généralement debout à cette heure tardive.

Maya avait commencé à travailler chez Google deux ans après Greg. C'était elle qui l'avait convaincu de partir au Mexique une fois ses indemnités en poche. « Pars n'importe-où pour rebooter ta vie » avait-elle dit.

Maya avait deux énormes labradors chocolat et une petite amie très très patiente du nom de Laurie, qui pouvait tout supporter excepté d'être traînée autour du Parc Dolores par cent soixante dix kilos de chiens baveux.

Alors que Greg courait vers elle, Maya saisit son Mace [5], puis s'apprêta à lui faire une prise d'aïkido avant de lui ouvrir grand ses bras, retenant les chiens en coinçant les laisses sous ses pieds.

« Mais où t'as mis le reste de toi-même ? Chéri, t'es kiffant ! »

Il la serra dans ses bras à son tour, tout en prenant conscience de son odeur particulière après une nuit entière de Googling intrusif. « Maya », dit il, « que sais-tu des relations entre Google et le DHS ? »

À peine avait-il posé la question, qu'elle se figeait. Un des chiens commença à pleurnicher. Elle regarda à droite et à gauche puis d'un geste du menton, désigna les courts de tennis. « En haut du lampadaire là-bas. Ne regarde pas », dit-elle. « Il y a un de nos points d'accès wifi municipaux, équipés d'une webcam grand angle. Tourne lui le dos quand tu parles ».

Dans sa stratégie globale, cela n'avait pas coûté grand chose à Google d'équiper toute la ville avec des webcams. C'était pas cher payé pour pouvoir refiler des pubs choisies en fonction de l'endroit où la personne était assise. Greg n'avait pas vraiment fait attention quand on avait avait permis au public d'utiliser toutes ces caméras. Il y avait bien eu quelques jours de fièvre pendant lesquels les gens s'amusaient comme des petits fous à zoomer sur tous les trottoirs à prostituées, mais très vite l'excitation était retombée.

Un peu penaud, Greg marmonna « tu te fiches de moi ».

« Viens par là », dit elle, en s'éloignant du lampadaire.

Webcams, par Tim of Sydney, licence CC, flickr
Webcams, par Tim in Sydney via Flickr

Les chiens n'étaient pas très contents d'écourter leur promenade et exprimaient leur contrariété dans la cuisine pendant que Maya préparait un café.

« Nous avons négocié un compromis avec le DHS » dit-elle en attrapant le lait. « Ils ont arrêté de vouloir récupérer toutes les archives de notre moteur de recherche, en échange de quoi nous les laissons regarder la liste des publicités affichées dans les écrans de nos utilisateurs ».

Greg se sentait mal. « Pourquoi ? Ne me dis pas que Yahoo! le fait déjà... »

« Non, non. Enfin oui, bien entendu. Yahoo! le faisait, mais ce n'était pas le motif principal pour Google. Tu sais bien que les Républicains détestent Google. On nous a une fois pour toute étiquetés démocrates alors nous avons fait tout ce que nous pouvions pour faire la paix avec eux avant qu'ils ne nous dézinguent. De toute façon, ce ne sont pas des I.N. - Informations nominatives, cette fumée suspecte à l'ère de l'information. Ce sont juste des métadonnées. C'est pas vraiment le Mal ».

« Pourquoi tout ce mic-mac alors ? »

Maya soupira et enserra le labrador qui avait posé sa grosse tête sur ses genoux. « Leurs agents sont comme des morpions. Ils vont partout. Ils se pointent à nos conférences. On se croirait dans un ministère soviétique. Quant au service de sécurité – nous sommes répartis en deux camps. Les clairs et les suspects. Nous savons tous qui n'est pas clair, mais personne ne sait pourquoi. Je suis claire. Heureusement pour moi, être lesbienne ne vous disqualifie plus. Aucune personne considérée comme claire ne daignerait déjeuner avec un pas clair.

Greg se sentait très fatigué. « j'en déduis que j'ai de la chance d'être sorti vivant de l'aéroport. J'aurais pu être considéré comme disparu si ça avait mal tourné, 'spa ? »

Maya le regarda fixement. Il attendait sa réponse.

« qu'est ce qu'il y a ? »

« Je vais te confier un truc, mais jure moi de ne jamais le répéter, OK ? »

« Hmm, tu n'vas pas me dire que tu fais partie d'une cellule terroriste ? »

« Pas si simple. Voilà le truc : la surveillance du DHS dans les aéroports n'est rien qu'un premier tri. Cela permet aux affreux d'affiner leurs critères de recherche. Une fois que tu as été retenu pour un interrogatoire complémentaire à la frontière, tu rentres dans la catégorie personne intéressante - et ça ne s'arrête plus jamais. Il vont passer en revue les webcams à la recherche de ton visage et de ta démarche . Il vont lire ton courrier, il vont étudier tes recherches en ligne. »

« Je croyais que tu avais dit que la justice ne les laisserait pas... »

« Les juges ne les laisseront pas Googliser tout azimut. Mais une fois que tu es dans le système, cela devient une recherche sélective... c'est tout à fait légal. Et quand tu te fais Googliser, ils finissent toujours par trouver quelque chose. Toutes tes données sont introduites dans un grand filtre qui recherche des motifs de suspicion en s'appuyant sur toute déviation de la norme statistique pour t'épingler ».

Greg avait l'impression qu'il allait vomir. « Mais putain, comment une chose pareille a pu arriver ? Google était plutôt sympa. Don't be evil c'est ça ? ». C'était le slogan de l'entreprise, et pour Greg, cela avait été une de ses motivations principales pour intégrer Mountain View dès sa thèse d'informatique de Stanford en poche.

Le rire de Maya se fendit jusqu'aux oreilles.« Don't be evil ? Tu te fiches de moi Greg. Notre groupe de pression est composé de la même bande de crypto-fascistes qui ont essayé de descendre en flamme Kerry. Ça fait belle lurette qu'on a laissé tomber la fable du Mal.

Il restèrent silencieux quelques instants.

« Tout a commencé en Chine » reprit-elle au bout d'un moment « Une fois nos serveurs installés dans l'Empire du milieu, ils passaient sous juridiction chinoise. »

Greg opina. Il connaissait par coeur l'emprise de Google : chaque page visitée comportant des pubs venant de Google, chaque carte utilisée, chaque Gmail que vous envoyiez, même adressé à un autre compte Gmail : l'entreprise collecte avec diligence vos informations. Plus récemment, ces données ont permis au logiciel d'optimisation de recherche d'adapter les résultats à chacun d'entre nous. Un outil révolutionnaire au service des annonceurs. Un gouvernement autoritaire pouvait avoir en tête bien d'autres usages.

« Les chinois nous utilisaient pour établir des profils personnels » continua-t-elle. « Quand ils voulaient arrêter quelqu'un, ils se tournaient vers nous pour trouver une raison. Et il n'y a pas grand chose que l'on puisse faire sur le Net qui ne soit pas illégal en Chine. »

Greg secoua la tête. « Mais pourquoi ont-ils dû mettre les serveurs en Chine ? »

« Leur gouvernement nous a dit qu'en cas contraire ils nous bloqueraient. Et Yahoo! était déjà là ». Maintenant ils avaient tous les deux grise mine. À un moment indéterminé, Yahoo était devenu l'obsession des salariés de Google, qui semblaient plus soucieux de ce que leur concurrent pouvait faire que des résultats de leur propre entreprise. « Et donc nous l'avons fait. Mais nous étions nombreux et à ne pas aimer cette idée. »

Google en Chine, par Shellehs, licence CC, flickr
Google en Chine, par Shellehs via Flickr

Maya buvait son café à petites gorgées et baissa la voix. Un des chiens reniflait avec insistance sous la chaise de Greg.

« Dans la foulée, les autorités chinoises nous ont demandé de commencer à censurer les résultats des recherches » ajouta Maya. « Google donna son accord. La ligne de conduite de l'entreprise était à mourir de rire. nous ne faisons pas le Mal – nous permettons aux consommateur d'accéder à un meilleur outil de recherche! Si nous leur avions montré des résultats de recherche auxquels ils ne pouvaient accéder, cela aurait juste créé de la frustration. Cela eut été une mauvaise expérience d'utilisateur[6] »

« Et maintenant, je fais quoi ? » Greg repoussa le chien. Maya eu l'air offusquée.

« Maintenant tu es une personne intéressante Greg. »

Chaque fois que tu as visité une page qui comportait de la publicité Google, ou utilisé une carte Google ou le courrier Gmail, ils ont collecté tes informations. Tu es en filature Google. Maintenant du dois vivre ta vie en sachant qu'il y a constamment une personne penchée sur ton épaule à surveiller ce que tu fais. Tu connais la profession de foi, n'est ce pas ? Organiser toute l'information du Monde. Toute l'information. Donne nous cinq ans et nous saurons combien de crottes étaient dans ta cuvette avant de tirer la chasse d'eau. Rajoute au tableau une suspicion automatisée de quiconque colle avec le portrait statistique d'un méchant et tu es... »

« enGooglé »

« Complètement » approuva-t-elle de la tête.

Maya emmena les deux labradors le long du couloir en direction de la chambre. Il entendit une discussion étouffée avec sa compagne, et elle revint seule.

« Je peux arranger ça », dit-elle dans un soupir. « Une fois que les chinois eurent commencé à piéger les gens, mes potes et moi avons choisi un projet 20% pour les baiser ». (Parmi les innovations du modèle de management de Google, chaque employé devait consacrer 20% de son temps à des projets personnels de haut niveau). « Nous l'avons appelé le Googlenettoyeur. Il descend en profondeur dans la base de données et te rend conforme aux statistiques. Tes recherches, tes histogrammes Gmail, tes schémas de navigation. Tout ce genre de choses. Greg, je peux te Googlenettoyer. C'est la seule solution. »

« Je ne veux pas te créer d'ennui ».

Elle secoua la tête. « Je suis déjà condamnée. Chaque jour est un sursis depuis que j'ai écrit ce putain de programme - maintenant ce n'est plus qu'une question de temps jusqu'à ce que quelqu'un signale mon expertise et mon histoire au DHS et alors... je ne sais pas. Qu'est-ce qu'ils font à des gens comme moi dans cette guerre des mots et des traces ? »

Greg se souvenait de l'aéroport. La recherche. Sa chemise, l'empreinte de la botte au beau milieu.

« Vas-y » dit-il.

Le Googlenettoyeur fit des merveilles. Greg pouvait s'en rendre compte en voyant toutes les publicités qui s'affichaient le long de ses recherches, des pubs clairement destinées à quelqu'un d'autre : Créationisme, Diplômes en ligne, Avenir radieux, Logiciels anti porno, Section anti-homos, des entrées soldées au concert de Toby Keith [7]. C'était le produit du programme de Maya. Pour le programme de recherche personnalisé de Google, il était devenu quelqu'un d'autre, un conservateur, craignant Dieu, fan de country.

Et cela lui allait fort bien.

Puis il cliqua sur son carnet d'adresse et s'aperçut que la moitié de ses contacts manquaient. Sa boîte de courrier Gmail étaient trouée comme une souche rongée par les termites. Son profil Orkut normalisé. Son calendrier, ses photos de familles, ses signets : tout avait été vidé. Il n'avait pas réalisé jusqu'alors à quel point il avait transféré de larges parts de sa vie vers le Web, et que tout cela se retrouvaient maintenant dans les fermes de serveurs de Google - toute son identité en ligne.

Maya l'avait gommé jusqu'à en être lisse, il était devenu l'homme invisible.

Tout endormi, Greg écrasa le clavier de son ordinateur portable posé à côté de son lit, ranimant l'écran. Il plissa les yeux en regardant l'horloge clignotante : 4 heures 13 du matin. Merde, qui frappe à sa porte à une telle heure ?

Il cria « J'arrive ! » d'une voix embrumée et enfila robe de chambre et chaussons. Il traîna des pieds dans le couloir, allumant les lumières au fur et à mesure. Arrivé à la porte, il regarda à l'oeilleton pour y découvrir Maya le fixant gravement.

Il défit la chaîne de sécurité et ouvrit la porte d'un coup sec. Maya se précipita à l'intérieur, suivi de ses chiens et sa compagne.

Elle brillait de sueur, ses cheveux habituellement soigneusement peignés, collaient en paquets sur son front. Elle se frotta les yeux, qui étaient tout rouges.

« Fais ton sac » coassa-t-elle d'une voix rauque.

« Quoi ? »

Elle le prit par les épaules. « Fais-le », dit-elle.

« Où veux-tu...? »

« Au Mexique probablement. Je ne sais pas encore. Fais donc ton putain de sac ». Elle le repoussa pour aller dans sa chambre et commença à vider le contenu des tiroirs.

« Maya », dit-il brusquement. « je ne vais nulle part tant que tu ne me dis pas ce qui se passe ».

Elle le fixa et repoussa les cheveux de son visage. « le Googlenettoyeur est vivant. Après t'avoir nettoyé, je l'ai fermé et je suis partie. C'était trop dangereux de continuer à l'utiliser. Mais il est toujours programmé pour m'envoyer des mails de confirmation quand il tourne. Quelqu'un s'en est servi six fois pour récurer trois comptes très particuliers. Des comptes appartenant à des membres de la Commission du Commerce du Sénat qui sont en course pour leur réélection. »

« Les gens de Google font du blanchiment de sénateur ? »

« Pas des gens de chez Google. Ceci a été déclenché hors site. L'adresse IP est enregistrée dans le district de Washington. Et ce sont tous des IP reliées à des utilisateurs de Gmail. Devine à qui appartiennent ces comptes ? »

« Tu as espionné des comptes Gmail ? »

« OK, d'accord, j'ai regardé leur mail. Tout le monde le fait de temps à autre, et pour des raisons bien pires que les miennes. Mais écoute ça : toutes ces activités sont menées par notre antenne de lobbying. Il font juste leur travail, ils défendent les intérêts de l'entreprise.

Greg sentit son sang battre dans ses tempes. « Nous devrions en parler à quelqu'un »

« ça ne nous mènera nulle part. Ils savent tout de nous. Ils peuvent voir chacune de nos recherches. Chaque e-mail. Chaque fois qu'ils nous ont choppés avec leurs webcams. Qui est dans notre réseau social... Sais-tu que si tu as rentré quinze contacts dans Orkut, il est statistiquement certain que tu n'es pas à plus de trois degrés de quelqu'un qui a participé au financement d'une cause terroriste ? Tu te souviens de l'aéroport ? On trouvera bien d'autres motifs pour te choper »

« Maya », Greg ajouta, en reprenant ses esprits. « est ce que partir à Mexico n'est pas exagéré ? Démissionne plutôt. On pourrait créer une start-up ou quelque chose du genre. Tout ça est fou. »

« Ils sont venus me voir aujourd'hui » dit-elle. « Deux des officiers politiques du DHS. Ils ne m'ont pas quittée pendant des heures. Et ils m'ont bombardée de questions ».

« A propos du Googlenettoyeur ? »

« A propos de de ma famille et de mes amis. De l'historique de mes recherches. De mon histoire personnelle. »

« Putain ! »

« Ils essayaient de me faire passer un message. Ils surveillent chacun de mes clics et toutes mes recherches. Il est temps d'y aller. Il est temps de sortir du rang. »

« Tu sais qu'il y a un bureau de Google à Mexico ? »

« Il faut qu'on se barre », renchérit-elle fermement.

« Laurie, qu'est ce que tu penses de tout ça ? » demanda Greg ?

Laurie tapotait les chiens entre les épaules. « Mes parents ont quitté l'Allemagne de l'Est en 65. Ils me parlaient souvent de la Stasi. La police secrète mettait tout ce qu'elle savait sur vous dans un fichier, si vous aviez raconté une blague anti-patriotique, n'importe quoi. Qu'ils le veuillent ou non, ce qu'a créé Google n'est pas très différent. »

« Greg, viens-tu avec nous ? »

Il lança un regard aux chiens et secoua la tête. « Il me reste quelques pesos », dit-il. « Prends les. Et fais gaffe à toi, OK ? »

Maya semblait prête à le frapper. S'adoucissant soudain, elle le serra dans ses bras de toutes ses forces.

« Fais gaffe toi aussi », murmura-t-elle dans son oreille.

Ils vinrent le voir une semaine plus tard. Chez lui, au milieu de la nuit, juste comme il l'avait imaginé.

Deux hommes se manifestèrent à sa porte juste après 2 heures du matin. L'un se tenait silencieux, près de la porte. L'autre était plus souriant, court sur pattes et ébouriffé, vêtu d'un blouson avec une tache sur une épaule et un drapeau américain sur l'autre.« Greg Lupinski, nous avons quelques raisons de penser que vous violez la Loi sur la sécurité et la liberté informatique », dit-il, en guise d'introduction. « En particulier, en outrepassant vos droits d'accès et ce faisant en obtenant des informations. Dix ans en premier délit. De plus il apparaît que ce que vous et votre amie avez fait à Google peut être qualifié de trahison. Et quand à ce qui sera révélé au cours du procès... tout ce que vous avez éliminé de votre profil, ce n'est que l'apéritif ».

Greg s'était projeté la scène mentalement toute la semaine. Il avait préparé toutes sortes de réponses courageuses. Ça lui avait donné quelque chose à faire en attendant de recevoir des nouvelles de Maya. Elle n'avait pas appelé.

« Je voudrais parler à mon avocat » est tout ce qu'il réussit à formuler.

« Vous pouvez vous y prendre comme ça » répondit le petit homme. « Mais on peut aussi trouver un arrangement. »

Greg retrouva sa voix. « j'aimerais voir votre carte », bredouilla-t-il.

Le visage de l'homme à la tête de basset s'éclaircit et il fit entendre un gloussement perplexe.

« Mec, je ne suis pas flic », répondit-il. « Je suis consultant. Google m'a engagé - mon entreprise défend ses intérêts à Washington – pour construire des relations. Bien entendu nous n'impliquerions pas la police sans t'en avoir parlé auparavant. Tu fais partie de la famille. En fait, je voudrais te faire une offre. »

Greg se retourna vers la machine à café, et jeta le vieux filtre.

« Je vais aller voir les journaux», dit-il.

L'homme hocha la tête comme s'il réfléchissait à cette hypothèse. « Oui, bien entendu. Tu peux pousser la porte du bureau du Chronicle demain matin et tout cracher. Ils se mettront à chercher une confirmation. Et ils n'en trouveront pas. Et quand ils se mettront à chercher, nous les trouverons. Donc mec, tu ferais mieux de m'écouter. Je te fais une offre gagnant-gagnant, c'est mon job. » Il s'interrompit. « Au fait, ces graines de café ont l'air excellentes, mais tu devrais les rincer d'abord pour enlever l'amertume et développer l'arôme. Tiens, passe-moi l'égouttoir. »

Alors que l'homme enlevait silencieusement son blouson, le suspendait au dossier d'une chaise de cuisine, déboutonnait ses manchettes et les remontait soigneusement jusqu'au coude, glissant une montre bas de gamme dans sa poche, Greg observait la scène. Il enleva les grains du moulin, les mit dans l'égouttoir de Greg, et les rinça dans l'évier.

Il était un peu grassouillet et très pâle, doté de la subtilité naturelle d'un ingénieur en électronique. En fait, il avait l'air d'être un vrai Googler, obsédé par les vétilles. Autre signe, il savait manier un moulin à café.

S'orienter dans le Googleplex, par Laughing Squid, licence CC, flickr
Il n'y a pas de Batiment 49, par Laughing Squid via Flickr

« Nous sommes en train de mettre sur pied une équipe pour le Bâtiment 49... »

« il n'y a pas de Bâtiment 49 », répondit Greg sans réfléchir.

« bien entendu », répondit l'homme avec un sourire en coin. « Il n'y a pas de Bâtiment 49. Mais nous sommes en train de constituer une équipe pour remettre d'équerre le Googlenettoyeur. Le code de Maya n'était pas très efficace, tu sais, plein de bugs. Nous avons besoin d'une nouvelle version. On pense que tu es la bonne personne pour le faire, et ce que tu sais n'aurait plus d'importance si tu revenais parmi nous. »

« Incroyable » s'esclaffa Greg. « Si vous croyez que je vais vous aider à diffamer des hommes politiques en échange de vos faveurs, vous êtes encore plus fous que ce que je croyais ».

« Greg », dit l'homme, « nous ne diffamons personne, nous voulons juste nettoyer un peu les choses. Pour quelques personnes soigneusement sélectionnées. Tu vois ce que je veux dire ? Tout le monde a un profil Google un peu douteux quand on le regarde de près. Et le mot d'ordre en politique d'aujourd'hui, c'est regarde de près. Être candidat, c'est comme passer une coloscopie en public. » Il remplit la cafetière et pressa le filtre; son visage plissé sous la concentration. Greg attrapa deux tasses à café – des tasses Google bien-sûr - et les lui tendit.

« Nous allons faire pour nos amis ce que Maya a fait pour toi. Juste un petit ménage. Tout ce que nous voulons c'est protéger leur vie privée. C'est tout. »

Greg sirotait son café. « Et qu'arrive-t-il aux candidats que vous ne nettoyez pas ? »

« Ouais », dit le type, en adressant à Greg un petit sourire. « Ouais, t'as raison. ça risque d'être chaud pour eux ». Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit une série de feuilles de papier pliées.

La Stasi compilait tout ce qu'elle savait sur vous dans un fichier. Qu'on le veuille ou non, ce que faisait Google n'était pas très différent... Il jeta un oeil sur les papiers et les remis sur la table. « Celui-ci est un des gars qui a besoin de notre aide ». C'était l'impression de l'historique des recherches d'un candidat que Greg avait soutenu financièrement lors des trois dernières élections.

« Ce gars-là est rentré dans son hôtel après une rude journée de campagne au porte à porte, il a allumé son ordi et tapé petits culs tout chauds dans sa barre de recherche. La belle affaire. De notre point de vue, disqualifier un bon gars pour ça et l'empêcher de servir son pays est tout simplement anti-américain ».

Greg secouait la tête doucement.

« Alors tu vas aider le gars à s'en sortir ? » lui demanda l'homme.

« D'accord »

« Bien. Il y a quelque chose d'autre. Nous avons besoin que tu nous aides à retrouver Maya. Elle n'a pas bien compris nos objectifs, et maintenant elle a l'air de s'être envolée du nid. Une fois qu'on lui aura expliqué, il ne fait aucun doute qu'elle reviendra ».

Il jeta un oeil à l'historique de recherche du candidat.

« ça se pourrait bien » répliqua-t-il.

Il fallut onze jours pleins au Congrès tout juste élu pour voter la Loi sur la sécurisation et le dénombrement des communications et des hypertextes américains, qui autorisait le DHS et la NSA à déléguer environ 80% de l'espionnage à des sociétés privées. En théorie, les contrats faisaient l'objet d'appels d'offre, mais dans la confidentialité du Bâtiment 49 nul ne doutait du résultat des courses. Si Google avait dépensé 15 millions de dollars dans un programme pour attraper les indésirables à la frontière, vous pouvez parier qu'ils les auraient bien attrapés – les gouvernements ne sont tout simplement pas équipés Pour Bien Chercher.

Le lendemain matin, Greg s'examinait en se rasant (les vigiles n'aimaient pas le look mal rasé des hackers et ne se privaient pas de le leur rappeler), tout en réalisant qu'il entamait sa première journée en tant qu'agent secret de facto pour le gouvernement des États-Unis. Finalement est ce que ça allait être si moche ? Ne valait-il pas mieux que ce soit Google qui fasse ce boulot qu'un quelconque employé de bureau branquignole du DHS ?

Le Googleplex, par Mariachily, licence CC, flickr
Le Googleplex, par Mariachily via Flickr

Le temps qu'il se gare au pied du Googleplex, au milieu des voitures au GPL et des garages à vélos bondés, il avait réussi à se convaincre lui-même. Il était en train de se demander quelle gâterie bio il allait pouvoir commander à la cantine quand sa carte magnétique refusa de lui ouvrir la porte du Bâtiment 49. La diode rouge s'allumait automatiquement chaque fois qu'il passait sa carte. Dans n'importe quel autre bâtiment, il y aurait eu quelqu'un pour lui ouvrir la porte, les gens entraient et sortaient toute la journée. Mais les Googlers du 49 ne sortaient que pour déjeuner, parfois même pas du tout.

Il passait et repassait sa carte. Tout à coup il entendit une voix derrière lui

« Greg, puis-je te voir s'il te plaît ? »

L'ébouriffé lui passa le bras autour des épaules, et Greg put sentir les effluves citronnées de son après-rasage. C'était la même odeur que celle de son prof de plongée à Baja quand ils partaient faire la tournée des bars le soir. Greg ne se rappelait même plus son nom. Juan Carlos ? Juan Luis ?

Le bras autour de ses épaules, l'homme l'entraînait loin de la porte, en direction de la pelouse tondue à ras, au delà du jardin des herbes aromatiques derrière la cuisine. « Nous te donnons deux jours de congés », dit-il.

Greg sentit une bouffée d'anxiété. « Pourquoi ? » Qu'avait -il fait ? Allait-il être mis en prison ?

« C'est Maya. » L'homme tournait autour de lui, croisant ses yeux de son regard sans fond. « Elle s'est suicidée. Au Guatemala. Je suis désolée, Greg. »

Greg semblait glisser au loin, à des milliers de kilomètres de là, regardant le Googleplex comme au travers de GoogleEarth, se voyant aux côtés du type ébouriffé, comme une paire de points, deux pixels, tous petits et insignifiants. Il se retint de s'arracher les cheveux, de tomber à genoux et d'éclater en sanglots.

Comme venant de très loin, il s'entendit dire « je n'ai pas besoin de jours de repos. Tout va bien. »

Comme venant de très loin, il entendit l'ébouriffé insister.

La discussion se poursuivit pendant un bon moment, puis les deux pixels prirent la direction du Bâtiment 49, et la porte se referma sur eux.

Cory Doctorow, le 12 septembre 2007

[1] Le titre original de la nouvelle de Cory Doctorow est Scroogled. Scroogle est un mot valise composé de Screw (visser, baiser) et Google. C'est aussi le nom d'un proxy pour le moteur de recherche Google dont le but est de nettoyer les résultats des publicités et d'empêcher le traçage de l'activité de l'utilisateur via l'utilisation des cookies. http://fr.wikipedia.org/wiki/Scroogle

[2] La formule originale est Do Search Right, qui est bien plus expressive en anglais.

[3] DHS : Department of Homeland Security, l'équivalent de la Police de l'Air et des Frontières.

[4] Castro : Quartier gay de San Francisco.

[5] Mace : spray de gaz au poivre utilisé en auto-défense.

[6] Référence à une expression marketing courante dans les entreprises de technologies de l'information : améliorer l'expérience utilisateur.

[7] Compositeur et chanteur de country très conservateur, qui joue souvent pour les troupes américaines.

CC : by-nc-sa
Le récit original et la traduction sont diffusés sous une licence Creative commons by-nc-sa
Scroogled, nouvelle de Cory Doctorow publiée dans Radar magazine, Numéro d'Octobre 2007.
 
Traduction depuis l'anglais par Valérie Peugeot, Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin pour C & F éditions.