À nos banquises
« Quand nous étions seule, pour combler le vide des journées, nous dessinions et peignions. (...) Nous devenions renoncules et sous-bois, et le trait du pinceau, et la matière et l'épaisseur. C'est là que nous avons commencé à dire "nous" à la place de "je" ».
Grand-mère drôlatique et émouvante, la narratrice se vit au pluriel, dans une histoire d'écologie, de lignée féminine et d'euthanasie. Une méditation sur les frontières poreuses entre la vie et la mort, entre les âges et entre les êtres au sein de la nature.
Son « nous » entre dans le XXIe siècle en se joignant aux luttes contemporaines.
Elles nous ont piquée ! De là à nous plaindre... Bah ! Selon toute vraisemblance, nous n'en avions plus pour longtemps.
Les histoires de mort distillent souvent la morosité. Cela se comprend en un sens. Mais nous étions d'une autre trempe. Sinon, comment aurions-nous vécu avec une dominante de félicité pendant près de quatre-vingts ans, alors que notre mère avait sauté d'un train en marche sur la ligne Flonquin-Serans, le lendemain de notre quatrième anniversaire ? C'était un dimanche de brouillard, et notre mère plongea comme une pierre dans le fleuve où elle coula à pic. L'accident occupa la première page de la gazette locale qui établit qu'elle avait confondu la porte extérieure avec celle des toilettes.
À notre retour, notre père nous confia à une gouvernante qui avait la superstition dans le sang. Dans le garage, elle refusait de toucher à des flacons sales qu'elle jurait avoir servi à un apothicaire du diable. Le serin de la famille perdait-il ses plumes, elle consultait l'horoscope. En fait, la cause de son dépérissement était qu'elle le gavait de fruits jusqu'à la colique. Rien que pour la faire maronner, à chaque fois que nous avions envie de jouer à cache-cache, nous lui proposions :
- On joue à la maman ! C'est toi la maman !
Elle craignait, une fois cachée, de chuter sans fin dans les entrailles de la terre comme notre mère. Elle s'enfuyait dans sa chambre où elle s'enfermait à double tour. Nous tambourinions sur la porte.
- Je suis ta petite fille chérie, ouvre !
- Non, j'ai à coudre !
La nuit, notre père nous succédait sur le palier où lui aussi semblait chuchoter : Tu es la maman, ouvre ! La porte s'ouvrait. Le rôle de la mère semblait plus facile à tenir dans les bras du père que dans les jeux de la fille. Orphelins tous deux, nous n'étions pas logées à la même enseigne auprès du substitut. Nous aurions préféré que notre père demeurât orphelin comme nous, sa vie entière, jusque dans ses jeux à lui que le verrou scellait aussi sûrement que la dalle de marbre portant le nom de notre mère dans le cimetière de Mont-Plumet. Nous nous endormions dans un cocon de larmes, qui séchait vite.
Le nom de Mont-Plumet serait inspiré du pylône, planté au sommet de la colline, évoquant une plume d'oie gigantesque sur une motte. Selon la légende, le poteau d'origine, un tronc de pin couleur de goudron, surplombait le village. En ces temps reculés, il avait déjà l'apparence d'une plume fichée dans un encrier. De multiples aménagements avaient suivi, jusqu'au pylône, d'une laideur criminelle, branché de toutes ses coupoles sur les réminiscences satellitaires. Les lignes de télégraphe que nous imaginions ne s'amusaient pas à escalader les collines pour se montrer au sommet de la technique. Elles lézardaient dans les vallées, épousant les creux du terrain, contournant les obstacles. D'après nous, Mont-Plumet était plutôt Mont-Plumé : aride, pauvre comme Job, fauché. Nous ne serions pas étonnée que les habitants aient demandé de rebaptiser la commune, à titre de promotion.
Olivier Fournout est sociologue et sémiologue, écrivain et metteur en scène. Il mène ses projets de recherche toujours en lien avec la création artistique et culturelle. Il a tenu la rubrique théâtre de Lunes, revue féministe consacrée aux parcours de femmes dans la science, la culture, la politique, l'économie. Il a publié des romans, Le nain, chez Tsémah, 2014 ; Candide Candide, chez SiKit, 2018 ; et des nouvelles dans des recueils collectifs. Il est enseignant-chercheur à l'Institut Polytechnique de Paris/ Télécom et à l'Institut Interdisciplinaire de l'Innovation.