C & F Éditions

Préface

La vie numérique par le petit bout de l'entonnoir

Hervé Le Crosnier
est maître de conférences à l'Université de Caen. Ses recherches portent sur le document, la culture numérique et l'impact d'internet sur la société. Il diffuse régulièrement des chroniques sur l'internet.
herve.le_crosnier@info.unicaen.fr
 

Pour qui regarde la place occupée par Google dans l'imaginaire contemporain, les métaphores ne manquent pas. La pieuvre, bien évidemment, qui étend ses tentacules dans toutes les directions de l'univers numérique ; le silex de l'arrogance pour toutes les déclarations des deux jeunes fondateurs qui veulent organiser « toute l'information du monde » ; les « tables de la loi » pour représenter les attitudes de prédicateur et la philosophie d'entreprise élevée en sauveur éthique d'un monde noyé sous l'information, « Don't do Evil » ; Citizen K. pour la mainmise médiatique de l'entreprise de la Silicon Valley sur l'actualité et la publicité ; Géo Trouvetou pour l'innovation permanente, souvent à la limite de la technique contemporaine, à l'image de ce projet de centre serveur marin alimenté par l'énergie des vagues et refroidi par la mer... Le coffre-fort aussi, pas tant pour le cash-flow généré par l'entreprise que par la manie du silence et du secret sur ses algorithmes, ses objectifs et le fonctionnement de la machinerie du back-office de Google.

La métaphore de l'entonnoir, comme toutes celles auxquelles on peut penser, ne peut représenter qu'une partie du Google-monde. Il s'agit pour Google de transvaser tout l'internet, les milliards de pages disponibles, dans ses centres serveurs, puis de rendre indispensable l'usage du moteur de recherche à celui qui veut retrouver une information, un document, une personne, une vidéo, une musique, voire même un extrait d'une conversation par mail ou forum. Bref, d'accéder à la vie numérique par le petit bout de l'entonnoir.

C'est le mérite du présent livre de s'attacher à ce qui se joue dans ce passage par l'entonnoir. Que deviennent les documents, leurs relations, leur « vie sociale » ? Comment cet entonnoir redéfinit-il les règles du jeu de l'usage de l'information, et donc finalement de la production des documents ? Il ne s'agit ici ni de raconter Google et ses techniques, ce qui a été fort bien fait ailleurs, ni de dénoncer l'entreprise multiforme qui capte le public autant que les documents dans l'envasement de son entonnoir. Il s'agit d'étudier les multiples impacts de son existence sur la sphère informationnelle. De trouver les axes d'analyse qui partent des pratiques des usagers, du petit bout de l'entonnoir.

J'allais dire analyser en sociologue... mais soyons plus précis, en chercheur des sciences de l'information et de la communication. Un secteur scientifique défini par son objet plus que par ses méthodes. Les sciences de l'information et de la communication sont une « interdiscipline », qui emprunte à la technique, notamment aux techniques des bibliothécaires et documentalistes de l'ère informatique (description, indexation, classification), aux sciences sociales, notamment par l'importance accordée aux analyses des usages, et aux sciences humaines. Car entre les techniques du document et l'impact social demeure un non-dit que l'on peut voir émerger à partir de l'analyse de corpus ou de la sémiologie des dispositifs médiatiques. C'est tout ce spectre d'approches qui est mis à contribution dans ce livre. Il s'agit de partir du postulat d'existence, et d'étudier les conséquences. Que font les étudiants ou les journalistes avec cet entonnoir devenu fenêtre sur le monde numérique ? Comment l'expérience, les méthodes et concepts issus de la bibliothéconomie ou de la scientométrie sont-ils mis à contribution pour peaufiner l'algorithme de classement de Google, le fameux PageRank ? Et au-delà, que signifie vraiment ce petit bout de l'entonnoir, ce champ de recherche à tout faire, si ténu qu'il peut s'intégrer directement au navigateur ? Quel message veut nous transmettre Google qui réduirait la complexité des documents et des interactions à la liste de ceux dont nous aurions besoin, de ce qu'il nous faut lire sur tel sujet que nous avons complaisamment soumis à la sagacité de l'algorithme ?

Les livres sur Google sont nombreux, tant le sujet est d'importance, rien de moins que l'accès au monde numérique, et l'entreprise si intrigante. Un terme à prendre au pied de la lettre, un terme à double sens. Une entreprise d'intrigants, poussant ses avantages sur tous les fronts, créant avec la Nasa une Université de la Singularité afin de regrouper autour d'elle les cerveaux les plus alertes de la planète ; s'alliant avec les mavericks de la génétique pour proposer une « médecine en ligne » avec Navigenics ou 23andme ; ou posant ses propres câbles sous-marins pour imaginer des serveurs en dehors des eaux territoriales, des paradis informationnels. Des intrigants dans le monde économique, qui savent aussi tenir leur place en cour, n'hésitant pas à placer leurs hommes sur la scène politique la plus traditionnelle, en finançant largement l'investiture de Barack Obama, et en peuplant ses cabinets ministériels. Mais, double sens, Google est aussi une entreprise appuyée sur un secret, une intrigue non résolue : un algorithme sensible aux décisions d'opportunité. Qu'un site ait le don de déplaire et son PageRank diminue, ce qu'il peut toutefois racheter, au sens propre, en augmentant ses investissements publicitaires sur les plates-formes d'influence de Google, à l'image de BMW en 2008. Que des journaux résistent à l'aspiration de clientèle, et les voici déréférencés du « catalogue du web », perdant ainsi au final lecteurs et annonceurs, comme ces journaux belges ayant eu le culot de s'opposer à Google News en 2006. Oui, il est intriguant cet algorithme qui se présente comme neutre et appuyé sur la « démocratie » interne du web, le « vote » des lecteurs représenté par les liens hypertextes, de la mathématique à l'état pur... mais qui peut jouer avec les mots pour interdire certains sites, comme en Chine, ou jouer avec l'actualité, le buzz pour renforcer les documents demandés à un moment donné, favorisant « l'information circulante », donnant encore plus de crédit aux idées reprises partout. Un algorithme tellement subtil et néanmoins central que toute une série de professions se sont créées pour le comprendre, le décrypter, faire du reverse engineering afin de savoir comment promouvoir les sites et les porter au nouveau pinacle des trois premières places de la liste Google. Search Engine Optimisation, Search Engine Marketing, référencement, autant de Google watchers qui paradoxalement diffusent le message d'une impartialité qu'il suffirait de connaître et d'utiliser. Tout serait donc affaire de technique, de professionnels ?

couverture du livre L'entonoir
ouvrage coordonné par Gabriel Gallezot et Brigitte Simonnot
L'entonnoir
Ouvrage collectif
24 €
ISBN 2-915825-05-X
mai 2009
 
 
250 pages comme ça... mieux vaut un livre dans les mains...
Mais au fond, alors que nous croyons parler de documents, Google sait que c'est avant tout des personnes qu'il est question. Plus encore, des « foules », des comportements grégaires de l'ère de l'information. Capter les traces, les habitudes de chacun, pour cibler la publicité, ou les comportements collectifs, pour privilégier les nouvelles socialisées, à l'image de la « Une » algorithmique et calculée en permanence de Google News.

Google résume parfaitement le paradoxe de l'entonnoir numérique : il s'agit de créer des médias adaptés à chacun. Non plus des médias de masse ayant une image de lectorat et lui proposant articles et illustrations en fonction de cette image... qui finira par constituer ledit lectorat « à son image ». Mais des « web-médias », suivant l'expression de Jean-Michel Salaün, qui partent du petit bout de l'entonnoir, de la personne et de son besoin documentaire, et qui, à ce moment, pour cette personne précisément et ce besoin particulier, constituent un « média », au sens le plus traditionnel : sélection des sources par l'ordre de la liste des résultats, et publicité adaptée au lectorat et au contexte pour organiser le financement. Un rêve de média, toujours renouvelé, actualisé, un média en permanence « intime », proche du lecteur et de son besoin ? les médias ont besoin de cette proximité relationnelle ; ils sont loin du « froid » de l'écran pour être dans la chaleur de la co-présence. Un média est comme notre ami. Il ne peut nous trahir, car il nous ressemble autant que nous lui ressemblons. Et ce web-média nous connaît si bien, qui engrange les traces de nos activités, de nos échanges de mails, de nos photographies, de nos lectures de presse, de nos... de nous !

Pour autant, on ne saurait réduire l'entonnoir à ce passage de la masse à l'unique, avec son cortège de surveillance panoptique. Oui, il y a clairement des risques pour la vie privée. Et oui, les usagers n'en ont nulle conscience, en raison même de l'efficacité de l'entonnoir. Les listes sont clairement opérationnelles, et les publicités contextualisées. C'est vraiment de nous qu'il s'agit. Il suffit d'oublier ce que cela peut représenter de collecte de données, de suivi de traces et de potentiel d'influence en retour. Comme nous devons l'oublier pour continuer à bénéficier des services de l'entonnoir. Comme nous y incite le discours d'entreprise, qui ne fait cela que pour le bien de l'humanité : il y a trop de choses dans le vase de l'entonnoir, et Google rend le service dont chacun a besoin. Google organise et hiérarchise l'information, ce qui est indispensable au lecteur ; et Google place ses travaux à portée de clic des lecteurs, ce qui le rend cher à l'auteur. Google est notre guide numérique et l'organisateur de nos lectures... Pourriez-vous vous en passer ? Quel est son prix en vie privée, et acceptez-vous ce marché faustien ?

Mais il y a un autre aspect qui mérite une attention qui ne lui est guère accordée à la hauteur nécessaire, c'est « la voie de retour de l'entonnoir » : comment les usages de chacun déterminent non seulement le profil de chacun, mais le profilage social : ce qui se pense, la « base de données des intentions » dit John Battelle, ce qui s'agglutine, émerge... Google sait avant le réseau de surveillance médicale les lieux où se développent les épidémies de grippe. Car avant d'aller voir leur médecin, les internautes demandent à leur moteur favori les raisons de leurs symptômes. Google engrange les fièvres et les douleurs lombaires. L'explosion de recherches semblables, en un lieu donné, signe l'apparition de la grippe. Google Maps peut en délimiter les fronts d'expansion... Cette construction d'information coagulée à partir des indications individuelles, notamment quand ce qui émerge est une information opérationnelle, sociétale... et finalement politique, au sens où elle permet la « prise de décision », va modifier profondément notre approche collective, notre conception de la démocratie. C'est la « seconde modernité » dont parle Roger T. Pédauque : le calcul avant le raisonnement, la force de l'appariement avant la déduction de la clinique. L'opinion avant le « Tribunal de la Raison » des Lumières.

Parler de Google, c'est toucher à tout cela, placer des tâches de lumière sur un modèle « philosophique » du monde qui ne se montre pas comme tel, mais avance derrière le masque de l'algorithme, derrière le sens magique d'un champ de recherche unique, derrière la culture d'entreprise du service, et derrière le milliard d'usagers satisfaits. Une philosophie qui ne provoque pas de conflits, mais valorise, en espèce sonnantes et trébuchantes, les besoins et leur satisfaction, et qui pour cela rencontre l'adhésion, une adhésion et une reconnaissance du public pour service rendu. Mais néanmoins une adhésion nourrie d'innocence et d'aveuglement. Du moins tant que l'on ne porte pas la loupe sur ce que dit le discours, ce que donne l'algorithme, ce qu'uniformise le modèle de recherche par mots-clés, ce qui se perd et devient flou dans l'ordre des documents et des interactions par le passage dans l'entonnoir.

L'analyse par l'angle de l'information et de la communication, par le discours et les pratiques des usagers a ceci de nécessaire et passionnant : il va falloir modifier les schémas de la formation, de l'approche des documents, de la circulation des nouvelles, de l'analyse des services à partir de la clarification du monde réel. Car finalement, s'il est pratique de regarder par le petit bout de l'entonnoir, la vraie vie est au-delà, même la vraie vie numérique. Elle est faite des documents eux-mêmes, de la qualité de leurs auteurs, de la résonance des idées et des écritures, des réseaux réels qui se constituent, et que viennent renforcer les labels de qualité (titre des médias, autorité des auteurs, réputation des éditeurs) et les inscriptions des usages « savants » (liens hypertextes, citations, reprises, partage...). La formation du citoyen du vingt-et-unième siècle passe par le décryptage des processus de condensation des méga-entreprises du web, non pour les mettre de côté, ce qui est impossible, il faut et il a toujours fallu des filtres à information pour éviter la noyade, mais plus simplement pour les mettre « à leur place ».

À sa façon, au prisme des recherches universitaires, c'est la logique de ce livre savant : rendre possible l'invention du « vivre avec », tisser les ponts entre l'efficacité de la machine et l'autonomie des individus, entre le pouvoir du calcul et la décision démocratique raisonnée. Trouver les ressorts pour changer les méthodes éducatives, les pratiques des bibliothèques, les relations d'information et de médias, et finalement redonner sa place au recul critique, à la délibération, aux assemblées humaines. Décoder les projections mentales de l'entreprise Google Inc. pour mieux en éprouver les mythes et les limites.

Hervé Le Crosnier